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Chroniques
Armide
tragédie lyrique de Jean-Baptiste Lully
Avec la dernière production de sa saison 2014/15, l’Opéra national de Lorraine semblait tourner le dos à l’aujourd’hui en invitant le public dans le monde enchanté de la magicienne Armide, via les affres baroques de Jean-Baptiste Lully. Il n’en est rien, car si l’art éprouvé des acteurs musicaux de ce nouveau spectacle s’inscrit vaillamment dans l’esthétique à défendre, l’écrin où les place la mise en scène propulse l’action dans une méditation hors temps, particulièrement brillante – nous y reviendrons.
Le plateau vocal s’illustre par des interventions diversement soignées, pour un résultat inégal, il faut cependant le céder. Ainsi des allégories du Prologue, Gloire de généreuse couleur de Judith van Wanroij, mais loin des exigences de la prosodie française, et Sagesse dictionnellement plus probante au timbre riche de Marie-Claude Chappuis, pourtant d’intonation trop peu stable. On les retrouve plus tard dans des rôles mieux servis – Sidonie, Lucinde et bergère pour la seconde (mezzo-soprano), Mélisse de bel impact, quant à la première (soprano). À l’inverse, Hasnaa Bennani livre une Nymphe plus que prometteuse, émission prudente et projection maîtrisée, qu’avantage une diction parfaitement intelligible. Excepté Andrew Schroeder (baryton) qui déçoit en Hidraot, composition théâtralement réussie de dérisoire plumitif flagorneur, néanmoins trop mollement impacté et pas toujours dans ses notes exactes, les messieurs satisfont plus, avec l’Artémidore au chant élégant et serti, guerrier musical de Patrick Kabongo (ténor), le fort incisif Fernando Guimarães (ténor ; Chevalier danois et Amant fortuné), enfin la basse royalement timbrée du jeune Julien Véronèse, plusieurs fois salué par nos pages mais jamais dans ce répertoire où son à-propos déclamatoire fait merveille, en toute simplicité [lire nos chroniques du 8 mars 2014 et du 22 mai 2013, ainsi que notre critique du CD Dimitri de Joncières].
Trois incarnations élèvent le casting plus haut encore. La tendresse d’inflexion de Julian Prégardien, au français impeccable, nous vaut un Renaud au chant caressant, parfaitement en phase avec la rhétorique baroque. L’excellent Marc Mauillon campe un vaillant Aronte et, surtout, une Haine acérée à souhait, dansant sa fureur comme personne. Dans le rôle-titre, on retrouve avec plaisir Marie-Adeline Henry, soprano de robuste format [lire nos chroniques du 9 juillet 2014, du 24 janvier 2009 et du 28 décembre 2008] qui d’emblée s’impose avantageusement. L’éventail expressif de cette voix se révèle peu à peu, mûpar des moyens qu’elle a grands. Entre inclination et colère, entre autoritaire résistance et soumission absolue, de l’invocation finalement parjure de la Haine jusqu’aux vaines supplications de l’abandonnée, superbes, son Armide émeut.
À la tête du Chœur de l’Opéra national de Lorraine, Merion Powell semble avoir travaillé en étroite collaboration avec Christophe Rousset, tant le style est honoré par une prestation chorale de haut vol. Saluons-en les artistes particulièrement investis. On sait l’amour du chef français pour la musique de Lully, il s’en est souvent expliqué. La vivacité de son interprétation en témoigne encore, dans un dessin qui, sans rien perdre de son extrême ciselure, convoque des couleurs plus étoffées qu’autrefois. Le relief de la fosse, occupée par Les Talens Lyriques, s’en ressent positivement.
Monter Armide ne va pas de soi – plutôt que d’esquiver cette évidence, David Hermann l’interroge par sa mise en scène articulée en deux univers, « d’un côté […] le monde baroque où évoluent les personnages de Renaud et d’Armide, de l’autre côté le temps présent avec des danseurs d’aujourd’hui aux prises avec un monde qu’il s’agit peu à peu de redécouvrir, de sentir, de créer », précisent ses notes d’intention (brochure de salle). Avant le lever de rideau sur une première scène traditionnelle devant un décor peint en perspective de colonnes et temple, un film tient lieu de Prologue, chanté en dehors de l’image, pour ainsi dire (décors et film de Jo Schramm). La place Stanislas fait incursion sur le cadre de scène, un pigeon montrant la grille du parc de La Pépinière, avec sa fontaine fastueusement chantournée. Le champ s’élargit au pavage, aux terrasses bistrotières. À un ouvreur qui la refoule loin du portail bientôt fermé, une main présente le billet pour la représentation du soir. Surgit une silhouette drapée de jaune d’or (costumes de Patrick Dutertre), Soleil traversant la place et que l’on suit rue Sainte-Catherine jusqu’à l’entrée des artistes. Quelques marches nous mènent dans une cour occupée par des gueux pustuleux du XVIIe siècle, l’opulence des façades dissimulant la misère. L’objectif grimpe l’escalier, passe les couloirs, longe le plateau. La porte s’ouvre sur la partie publique du théâtre, ses accès, son foyer et la vue sur la place [sur le bâtiment lui-même, lire nos Murs ont des oreilles de mars 2003]. Avec la silhouette, assistons à la danse ! Ainsi se trouve soulignée dès l’abord la propagande royale. Ce Louis XIV danseur ne saurait empêcher le grouillement des miséreux dans ce lieu réservé à sa caste… Quand tout s’éteint (film et musique) surgit au parterre gauche un comédien qui, en s’excusant, dérange tout le premier rang pour aller s’asseoir à droite : ce gag brouille savamment le rituel de la représentation tout en l’appuyant.
Les cinq actes, dont se trouve assez heureusement solutionnée la fragmentation par le divertissement, se succèdent dans l’alternance du décor peint et d’un studio de danse dont la répétition est visitée par un groupe d’oisifs que l’ennui pourrait gagner, ponctuée par des gros plans sur des détails ornementaux de la fontaine (dragon, etc.). De fait, c’est là tout le trouble d’Armide qui ne cesse de s’observer elle-même, cette multiple mise en abime en emprunte judicieusement le travers. Par-delà le procédé, quelques moments s’avèrent plus prégnants que d’autres, comme les mirages qui séduisent Ubalde et le Chevalier danois (Acte IV), déjoués par le brandissement d’une monstrance en gloire, la scène des Plaisirs, hallucinée sur son hypnotique chaconne, voire l’apparition de la Haine et son cortège de noirs esprits perruqués. À la fois réfléchi et inventif, David Hermann signe donc, après Iolanta ici-même puis Les joyeuses commères de Windsor à Lausanne et Liège, une production qui ne laisse pas indifférent [lire nos chroniques du 7 mai 2013 et du 5 février 2015], et dont la relative complexité de conception – loin de la contorsion [lire notre chronique du 18 septembre 2010], du clin d’œil [lire notre chronique du 14 octobre 2008] et de tout élan nostalgique [lire notre chronique du 11 mai 2012] – jamais ne défléchit l’ouvrage.
BB